Le jazz de Joe : Nina Simone

Au tournant des années 80, la célèbre pianiste et chanteuse afro-américaine Nina Simone traverse une période difficile de son existence. L’icône de la contestation sociale ne trouve plus la force de s’indigner… Elle cherche un second souffle, une échappatoire à son insatisfaction chronique. C’est dans un studio parisien que ses frustrations et sa colère pourront à nouveau s’exprimer. Fodder on my Wings, cet enregistrement mésestimé à l’époque rejaillit aujourd’hui, 40 ans après sa première édition.

Fodder on my Wings est un album poignant qui témoigne des tourments d’une femme dont le statut d’artiste fut négligé, dénié, pendant des décennies par une société ségrégationniste intraitable. Nina Simone devait être une concertiste classique. On lui refusa ce droit d’exceller parce qu’elle était noire.

À défaut de se produire dans de prestigieuses salles académiques, elle se résoudra à chanter le blues qu’elle ressentait au plus profond de son être. Malmenée dans son pays natal, elle parcourra la planète pour trouver un eldorado improbable. Après le Liberia et la Suissec’est en France qu’elle imaginera échapper à l’adversité d’un monde trop agressif.

Ainsi, en janvier 1982, Nina Simone se rend aux studios Davout à Paris, à l’invitation des producteurs Yves Chamberland et Giancarlo Cerri. Nul ne sait ce que donneront ces séances d’autant que les dernières prestations scéniques de la redoutable virtuose ont attiré peu de monde dans les clubs de la ville lumière.

Et pourtant, il semble alors que la capitale française l’inspire, la rassure, l’invite à se confesser, à se raconter, à se dévoiler. La richesse culturelle de cette cité radieuse l’avait très tôt séduite. N’avait-elle pas choisi son nom de scène en hommage à Simone Signoret, l’héroïne du film Casque d’or de Jean Becker ?

En cet hiver 1982, Nina Simone paraît donc déterminée à se livrer. Quitte à baisser la garde, autant le faire en France, cette nation accueillante qu’elle chérit tant. Alors, au fil des heures, elle se révèle dans toutes ses contradictions, contrariétés et emportements. Elle accouche d’un album inégal mais toujours inégalé. Elle chante en français, en anglais, et son émotion la submerge.

Intimiste et sincère

L’introduction de ce disque devenu légendaire est dramatiquement honnête : « I sing just to know that I’m alive » (« Je chante seulement pour savoir si je suis vivante »). Le ton est donné. Chaque titre est un condensé de son état d’esprit agité. Il est cependant heureux de pouvoir aujourd’hui redécouvrir cette œuvre intimiste, sincère et très évocatrice d’un examen de conscience frissonnant. Nina Simone n’est pas effondrée, elle s’accroche à la vie et continue de dénoncer et de revendiquer. Color is a beautiful thing est certainement cette lueur d’espoir qui la guide encore et nourrit son désir de créer.

Elle est alors entourée d’excellents musiciens, résidents en France, le percussionniste Sydney Thiam, le batteur Paco Sery et le bassiste Sylvain Marc. Leur contribution sera essentielle pour canaliser les éclats de voix et d’humeur de l’étoile noire. Finalement, Fodder on my Wings sera finalisé en deux jours.

Nina Simone avait sûrement tant à dire… Elle raconta d’ailleurs que le titre du disque était une allégorie, l’histoire d’un oiseau tombé dans le fumier (« Fodder ») dont l’une des ailes brisées la handicape pour reprendre son envol. Y parvînt-il ? Nina Simone laissera l’auditeur achever ce conte qui lui ressemblait tellement. Plusieurs parutions en 1988 et 2008 ont tenté de réhabiliter cet album passé inaperçu et pourtant si révélateur du cheminement sinueux d’une personnalité alors éreintée mais combattive.

Chef d’œuvre singulier

La France a certainement été un cocon pour Nina Simone. Son empreinte est palpable dans notre paysage musical et cet enregistrement réalisé à Paris est un marqueur d’une aventure humaine déchirante qui s’acheva à Carry-le-Rouet dans les Bouches-du-Rhône dans le sud de la France, le 21 avril 2003.

Pour comprendre les épreuves que Nina Simone dut surmonter tout au long de son épopée, il faut nécessairement écouter Fodder on my Wings. Il y a dans ce singulier chef d’œuvre, les aspirations, doutes, ressentiments, de toute une vie. Certes, la discographie de Nina Simone ponctue ses préoccupations, ses excès et ses mises en garde. Certes, Mississippi GoddamTo be Young, Gifted and BlackFour Women, entre autres, ont été l’écho de son engagement citoyen insatiable.

Certes, son insoumission transpire dans chacune de ses interprétations mais Fodder on my Wings est le fruit amer de tous ces épisodes passés et mérite une écoute attentive et avertie. Peut-être cet album a-t-il pâti d’un manque de considération et de conceptualisation ? Peut-être n’a-t-on pas suffisamment expliqué les enjeux d’un tel projet discographique ? Peut-être a-t-on sous-estimé autrefois sa portée émotionnelle ? Peut-être n’a-t-on pas su évaluer son importance patrimoniale ?

La réédition que nous propose Universal Records aujourd’hui permettra, souhaitons-le, de rendre justice à ce joyau dont la brillante noirceur a sûrement aveuglé les décideurs de l’industrie du disque d’antan. Autorisons-nous ce constat et faisons le vœu qu’enfin cette complainte nous éclairera sur les combats intimes d’une artiste hors normes et d’une femme ébranlée mais finalement vaillante.

Nina Simone Fodder on my Wings (Panthéon/Universal) 2020

RFI

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