AES : une ambition sahélienne pour l’intégration socio-économique et la stabilité dans la région
L’Alliance des États du Sahel (AES) est la réponse des pays sahéliens aux impasses de la réponse militaire à des violences de natures très diverses. Dans cet article, nous allons faire un tour d’horizon de la nouvelle organisation en évoquant ses atouts et ses faiblesses.
Les Objectifs de l’AES
Depuis 2013, le Mali est devenu l’épicentre d’une crise sécuritaire en expansion rapide au niveau du Sahel central (Burkina Faso, Mali, Niger). Cette crise qui a résulté de la violence déclenchée par des groupes affiliés à al-Qaïda ou l’État islamique (EI) est passée de quelques centaines d’incidents meurtriers, au début, à plusieurs milliers aujourd’hui. Elle a entrainé l’expansion de la menace djihadiste vers les pays voisins du Sahel, en l’occurrence ceux du Golfe de Guinée, en dépit d’une décennie d’efforts de la communauté internationale, notamment l’intervention militaire française, le déploiement de quelque quinze mille casques bleus de l’ONU au Mali, la création du G5 Sahel et sa force conjointe. Toutes ces initiatives ont échoué.
L’Alliance des États du Sahel (AES) est la réponse des pays sahéliens aux impasses de la réponse militaire à des violences de natures très diverses. Annoncée à Bamako, le 16 septembre dernier, l’Alliance est née avec la signature de la Charte du Liptako-Gourma par le Mali, le Burkina Faso et le Niger, jetant ainsi les bases d’une nouvelle dynamique qui promet de redéfinir la lutte contre le terrorisme et de remodeler les équilibres régionaux, à travers une approche plus globale et intégrée. L’Alliance vise une intégration politique et économique renforcée. Elle a l’ambition de hisser le cadre des relations institutionnelles entre les trois pays à la hauteur des liens particuliers qui unissent déjà leurs populations pour parvenir à terme à une fédération. Lors de la première réunion des ministres des Affaires étrangères de l’Alliance tenue à Bamako du 30 novembre au 1er décembre 2023, les ministres ont recommandé aux Chefs d’Etat de l’AES la création confédération des trois pays. Cette réunion a été précédée par celle des ministres des Finances des trois pays, le 25 novembre 2023, sur le développement économique de l’espace du Liptako-Gourma. Les ministres des finances ont également formulé des recommandations audacieuses notamment la réalisation de projets structurants dans les domaines de l’énergie, des infrastructures, du transport, la création d’un fonds de stabilisation et d’une banque d’investissement de l’AES ainsi que la mise en place d’un comité chargé d’approfondir la réflexion sur les questions de l’union économique et monétaire.
L’AES, un G5 Sahel bis ?
L’AES a été créée dans le même cadre que le G5 Sahel à savoir la lutte commune contre le terrorisme et l’insécurité au Sahel, tout en prenant compte des aspects liés au développement. A titre de rappel, le Mali, le Niger, le Burkina Faso, la Mauritanie et le Tchad ont décidé de créer, le 16 février 2014 à Nouakchott en République Islamique de Mauritanie, le G5 Sahel. Cette organisation avait pour objectifs de promouvoir un développement régional inclusif et durable, en offrant un cadre stratégique d’intervention permettant d’allier le développement et la sécurité, soutenus par la démocratie et la bonne gouvernance dans un cadre de coopération régionale et internationale mutuellement bénéfique. Pour atteindre ces objectifs, les États membres du G5 Sahel ont bénéficié principalement de l’appui, d’une part, de la France et, d’autre part, de l’Union européenne et des Nations Unies. Avec l’appui de la France, cette organisation visait le renforcement des capacités et la montée en puissance des armées locales afin qu’elles puissent assurer la sécurité de la zone de façon autonome, à travers une force conjointe et prendre le relais de la force Barkhane. Toutefois, elle a échoué pour plusieurs raisons.
D’abord, le G5 Sahel dépendait financièrement de l’extérieur. En effet, les axes d’interventions du G5 Sahel y compris la Force conjointe créée en 2017, dépendaient essentiellement de l’appui financier des partenaires internationaux, notamment l’Union européenne. Toutefois, les conférences des donateurs organisées depuis 2018 pour le Sahel ont enregistré l’annonce de centaines de millions d’euros en soutien au G5 Sahel et à sa force conjointe. Ces promesses n’ont jamais été concrétisées. Par ailleurs, malgré la demande insistante des membres du G5 Sahel, le Conseil de Sécurité n’a jamais accepté d’inscrire la force conjointe sous le chapitre VII des Nations Unies afin de pérenniser son financement.
Ensuite, l’essentiel des efforts a été consenti à la lutte contre le terrorisme. Toutefois, la prépondérance du militaire n’a pas permis d’inverser la tendance, à l’absence de progrès importants sur les axes relatifs au retour de l’État et au développement. Aussi, le renforcement des armées locales a-t-il été insuffisant dans la mesure où il n’a pas permis d’équiper ces armées pour mener une guerre. Les pays européens ont écarté la livraison de matériels militaires létaux pour se cantonner à la formation des forces de défense et de sécurité des États sahéliens. Or le renforcement des armées locales par la formation n’était assurément pas efficace et demeure insuffisante pour reconstruire lesdites armées afin de les rendre aptes à faire face à la menace djihadiste. Le conflit russo-ukrainien en cours a démontré la nécessité de livrer des armements importants pour permettre à l’armée ukrainienne de résister. Les États du Sahel étaient dans le même besoin de matériels militaires leur permettant de reprendre l’initiative de l’offensive.
Enfin, l’une des grandes difficultés du G5 Sahel résidait dans la multitude d’acteurs et d’initiatives dans l’espace salien. Aux côtés de la France, les acteurs majeurs dans la gestion de la crise au Sahel étaient, entre autres : les Nations unies à travers la MINUSMA (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali) ; l’Union européenne (UE) avec sa stratégie intégrée mobilisant l’ensemble de ses instruments, de l’aide humanitaire au soutien des forces de sécurité à travers l’EUCAP-Sahel (mission visant à renforcer les capacités des forces de sécurité intérieure du Mali et du Niger) et l’EUTM (European Union Training Mission in Mali) ; l’Alliance Sahel lancée par la France, l’Allemagne et l’UE, accompagnées de la Banque mondiale, de la Banque africaine de Développement et du Programme des Nations unies pour le Développement ; le Partenariat pour la Sécurité et la Stabilité au Sahel (P3S) : initié lors du sommet du G7 de Biarritz, en août 2019, qui visait le retour de la sécurité et de la justice à travers une réponse coordonnée, rapide et efficace face à l’évolution de la menace terroriste et au risque croissant de déstabilisation de la région sahélienne. Au regard de cette diversité d’acteurs et d’initiatives dans le Sahel, l’existence d’une synergie et d’une meilleure coordination des efforts faisait défaut, aussi bien pour les États du Sahel que pour les organisations de la société civile sahélienne, pour garantir l’efficacité de la réponse à la problématique sécuritaire et du développement de la région.
Les facteurs susmentionnés ont abouti à l’échec du G5 Sahel, qui est mort de sa belle mort avec les retraits successifs du Mali, du Burkina Faso et du Niger et à une remise en question de l’ensemble des cadres d’intervention internationaux pour la sécurité, la stabilité et le développement au Sahel.
L’AES se démarque du G5 Sahel par le fait qu’elle constitue une initiative sahélienne dont le financement est assuré par les contributions des Etats parties. Les trois Etats membres ont pleinement le leadership dans les orientations aussi bien stratégiques qu’opérationnelles de l’Alliance. Elle a comme postulat la mutualisation des forces des Etats membres à travers une architecture de défense collective et d’assistance mutuelle.
L’AES correspond à un changement d’approche dans la quête de la stabilité au Sahel. Elle est la réponse des gouvernements des trois pays pour regagner la confiance des populations sahéliennes. Elle incarne les dynamiques enclenchées dans les trois pays sahéliens pour une meilleure gouvernance politique, économique et sécuritaire. Elle découle d’une pensée stratégique véritablement endogène, c’est-à-dire avant tout ancrée dans les réalités politiques, sécuritaires, sociétales, anthropologiques et économiques de l’espace sahélien.
L’AES a-t-elle besoin d’un accompagnement des partenaires internationaux ?
Les partenaires occidentaux doivent adopter une approche d’accompagnement des initiatives locales. Les solutions proposées, pour qu’elles aient une chance de réussite doivent être conçues en fonctions des réalités locales et par des acteurs locaux. Par acteurs locaux, il faut entendre les acteurs institutionnels et les sociétés civiles sahéliennes. L’AES répond à cette exigence. Ainsi, les ministres des Affaires étrangères de l’AES ont recommandé de favoriser la participation des élus, des femmes, des jeunes et de la société civile aux initiatives de l’Alliance.
Les partenaires internationaux doivent accepter l’évidence que la stratégie de stabilisation du Sahel ne peut être que sahélienne. Ce sont les sahéliens qui détiennent les clés de la solution au Sahel. C’est donc aux sahéliens de définir cette stratégie, tout le monde y a intérêt, les sahéliens tout comme les acteurs de la communauté internationale.
La communauté internationale peut jouer un rôle essentiel pour le succès de l’Alliance. En effet, il s’agira pour elle, d’accepter de donner généreusement les moyens d’une véritable mise à niveau, non seulement sécuritaire, mais aussi politique, économique et sociale. Ainsi, il faut arrêter de donner de façon mesurée et condescendante. L’AES et les populations sahéliennes ne souhaitent qu’un partenariat ouvert, équilibré et équitable. Les Etats membres de l’AES n’accepteront que des approches de partenariat dénuées de tout mépris. Aujourd’hui, le Sahel dispose d’une grande variété d’offres de partenariat à travers le monde, qui constitue un atout. Si l’Europe veut avoir un partenariat fort avec le Sahel et l’AES en particulier, elle doit se départir de toute approche hégémonique.
Le plus important pour les Etats de l’AES est de savoir quelles sont les opportunités réelles de renforcement de ses armées en équipements, de la même façon qu’on assiste aujourd’hui à l’appui en matière d’équipements militaires des pays européens à l’Ukraine. La stabilisation du Sahel passe par le maillage territorial par les armées sahéliennes et l’administration et la réalisation d’infrastructures pour désenclaver les régions éloignées et créer les conditions pour le développement économique. Pour y arriver, les pays de l’AES doivent être réellement appuyés en termes de financements et d’équipements.
Les atouts de l’AES
L’espace AES (Burkina Faso, Mali, Niger) est porteur d’un fort potentiel, doté de ressources humaines, culturelles et naturelles abondantes, offrant des opportunités de croissance rapide. Sur le plan des ressources naturelles, la région abrite certains des plus grands aquifères du continent, ainsi que des eaux de surface importantes comme le fleuve Niger. La région est dotée de pétrole, de gaz naturel, d’or, de fer, d’uranium… Ces ressources constituent une opportunité importante pour la diversification économique, le développement des chaînes de valeur et des moyens de subsistance des habitants. La région jouit également d’un grand potentiel d’énergie renouvelable, notamment solaire et éolienne, encore largement sous-exploité.
Par ailleurs, l’AES peut tirer profit de la compétition entre puissances dans la région. A cet égard, elle peut faire de la diversification des partenariats, un atout majeur sur la scène internationale. Aujourd’hui, tous les observateurs sont d’accord sur l’existence d’une compétition que se livrent les puissances étrangères en Afrique de façon générale et au Sahel en particulier. Les plus influents dans cette compétition avec les acteurs traditionnels (pays occidentaux) sont la Russie, en tête, la Chine et la Turquie. En termes de diplomatie de la défense, la Russie et la Turquie peuvent être des partenaires stratégiques pour les Etats membres de l’AES. Les liens historiques sur le plan militaire facilitent la renaissance d’une forte relation de coopération dans le domaine de la défense entre la Russie et les pays de l’AES. Au plan économique et commercial, la Chine constitue un gros atout dans la mesure où elle a développé son influence dans la région au cours des deux dernières décennies. Quant à la Turquie, elle mène également une vraie offensive économique et culturelle dans la région depuis quelques années, nourrit aussi des ambitions plus stratégiques. Cela apparait à travers son offre commerciale en matière de matériel militaire. Elle entretient déjà des partenariats dans les domaines militaires et économiques avec les pays de l’AES.
L’opportunité d’une intégration économique et d’une sécurité collective
L’AES est une opportunité à saisir par les trois pays du Sahel central pour une véritable intégration économique et une garantie de sécurité collective. Sa réussite passe absolument par la lutte contre la corruption et la mauvaise gouvernance qui sont les problèmes centraux dans les pays de l’AES. La poussée djihadiste au Sahel s’explique, en partie par une gouvernance à la dérive et d’États en voie de forte délégitimation. Cette mauvaise gouvernance est perceptible sous plusieurs angles : deniers publics détournés, jeunesse diplômée au chômage, marginalisation de la population…La réussite de l’AES nécessite des préalables en termes de réponses aux causes endémiques de la crise : – les États sahéliens doivent assumer leurs missions régaliennes en matière de santé, d’éducation, de développement et de social ; – les États sahéliens doivent lutter contre la corruption et l’impunité en vue de restaurer la bonne gouvernance, seule garant de la confiance entre les populations et l’Administration. La clé du succès réside dans la détermination politique des dirigeants de l’Alliance, l’identification d’objectifs stratégiques atteignables ainsi que le respect des étapes de la construction d’une intégration régionale qui s’inscrit dans le temps long.