Mandat d’arrêt de la CPI : Vladimir Poutine pourrait-il vraiment être jugé ?
Le 17 mars, la Cour pénale internationale a émis un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine, présumé responsable de crimes de guerre. Dans quelles conditions le président russe pourrait-il être arrêté et jugé ? Élements de réponse avec Clémence Bectarte, avocate spécialisée en droit international et coordinatrice pour le Groupe d’action judiciaire de la FIDH (Fédération internationale pour les droits humains).
Clémence Bectarte, avocate et coordinatrice pour le Groupe d’action judiciaire de la Fédération internationale pour les droits humains : C’est une avancée considérable pour la justice internationale. D’abord, elle était très attendue par les victimes, depuis l’ouverture de l’enquête par le bureau du procureur de la CPI en mars dernier, seulement quelques jours après le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. C’est d’autant plus important que, parmi ses deux mandats d’arrêt, le président russe lui-même est donc visé. La CPI est la seule juridiction, aujourd’hui, qui pouvait envisager de poursuivre Vladimir Poutine. C’est en cela que la décision représente une grande nouvelle.
Ensuite, la Cour pénale internationale avait déjà émis des mandats d’arrêt contre des chefs d’État en exercice, mais c’est la première fois qu’elle émet un mandat d’arrêt contre deux responsables, dont un chef d’État, d’un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Jusque-là, la CPI a été critiquée sur le fait qu’elle n’entamait des poursuites que contre des responsables africains, ou d’autres pays qui ne sont pas des puissances.
Enfin, on dit souvent que la justice pénale internationale est très longue à s’exercer. Et là, on a deux premiers mandats d’arrêt qui sont émis un an après l’ouverture d’une enquête. C’est une durée assez record. Ça montre aussi que lorsque le bureau du procureur dispose des moyens suffisants pour avancer dans ses enquêtes, des résultats sont possibles sans avoir à attendre autant. Ce qu’il faut espérer maintenant, c’est que ces mêmes moyens seront mis aussi à disposition pour d’autres enquêtes et pas seulement pour l’Ukraine.
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TV5MONDE : Quelles conditions devraient être réunies pour aboutir à l’arrestation de Vladimir Poutine, sachant que la Russie et ses alliés ne reconnaissent pas la CPI, et le statut de Rome qui l’a créée ?
Clémence Bectarte : Comme toujours, lorsqu’on parle de droit international, c’est très complexe, parce qu’il y a la théorie, et puis il y a la pratique. Théoriquement, les 123 États qui ont adhéré au Statut de Rome de la CPI sont censés avoir une obligation d’arrêter et de remettre Vladimir Poutine à la Cour, s’il venait à se rendre sur leur territoire.
Mais dans les faits, on le sait, ça serait plus compliqué. On aurait du mal à envisager, d’abord, que Vladimir Poutine se déplace dans un tel État aujourd’hui. Il faudrait aussi que cet État ait politiquement une volonté de l’arrêter, de le remettre à La Haye, au siège de la CPI. On imagine bien que si on laissait venir, ce ne serait pas ensuite pour l’arrêter.
Omar el-Bechir, ex-président du Soudan, avait fait l’objet d’un mandat d’arrêt par la CPI, pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et génocide. Il a quand même pu voyager en Afrique du Sud, en Jordanie, sans être interpellé. Il avait dû quitter précipitamment l’Afrique du Sud, parce qu’une requête avait été posée aux autorités judiciaires sud-africaines en vue de son arrestation. Mais cet exemple nous montre qu’on ne peut pas s’en tenir à dire qu’il y a une obligation stricto sensu. Cette obligation existe, mais elle peut être tempérée par d’autres considérations, juridiques, ou bien sûr politiques.
En tout cas, c’est là le premier des scénarios qui ferait que Vladimir Poutine pourrait être renvoyé pour être jugé à La Haye. Le deuxième, c’est celui d’un renversement, d’un changement de régime, et du fait que Vladimir Poutine pourrait être remis par des autorités russes de transition, qui prendraient sa place.
On pourrait aussi imaginer qu’il soit chassé de Russie, qu’il ait à fuir et qu’il se retrouve dans un pays qui accepterait de le remettre. Surtout que politiquement, l’enjeu serait moindre à partir de sa destitution, par rapport à lorsqu’il est encore au pouvoir.
Cela reste extrêmement peu probable pour l’instant. Ce sont des hypothèses, à partir des exemples du passé, notamment s’agissant d’Omar el-Bechir.
TV5MONDE : Les États qui ne respecteraient pas les obligations du statut de Rome, en n’arrêtant pas une personne sous mandat d’arrêt, s’exposent-ils à des sanctions ?
Clémence Bectarte : Non. Ce sont des considérations juridiques qui sont compliquées. Par exemple, l’Afrique du Sud, en tant qu’État partie du Statut de Rome devait remettre Omar el-Bechir à la CPI. Mais dans l’ordre juridique interne, il continuait à bénéficier de l’immunité en tant que chef d’État en exercice. Ces normes juridiques ont été mises en contradiction.
Au-delà du Statut de Rome, il y a aussi les conventions de Genève. Elles codifient pour la première fois ces crimes de guerre. Un plus grand nombre d’États les ont d’ailleurs ratifiées, par rapport aux États parties au Statut de Rome.
Et effectivement, il y a des obligations au sens des conventions de Genève de poursuivre, d’extrader, de faire en sorte que les personnes présumées responsables ou recherchées pour crimes de guerre puissent être jugées.
Chaque État doit y apporter son concours. On peut même aller jusqu’à dire que dans l’esprit du Statut de Rome, tous les États ont l’obligation de coopérer avec la CPI, qu’ils aient ratifié ou non son statut, qu’ils soient parties ou non. On aurait là de nombreuses raisons juridiques d’envisager que ce mandat d’arrêt soit exécuté. Mais on ne peut pas s’en tenir à ça. Il y aura toujours, quelle que soit l’hypothèse, quel que soit l’État dans lequel Vladimir Poutine serait amené à voyager, des considérations politiques.
TV5MONDE : En dehors de la possibilité des arrestations, quelles autres conséquences ces mandats d’arrêt pourraient avoir ?
Clémence Bectarte : C’est une étape très importante vers une reconnaissance judiciaire que des crimes de guerre sont bien en train d’être commis en Ukraine. Beaucoup le dénonçaient, mais c’est autre chose qu’il y ait eu une enquête indépendante, de la CPI, dont les résultats mènent à l’établissement de ces crimes.
Pour l’instant, cela ne concerne qu’une première catégorie de crimes de guerre : la déportation illégale et le transfert forcé d’enfants ukrainiens par les autorités russes. Mais cela pourrait être élargi à d’autres charges. De nombreuses ONG qui documentent sur le terrain parlent aujourd’hui de crimes contre l’humanité, en train d’être perpétrés.
Cette décision de la CPI peut n’être qu’un début ; c’est possible que ce mandat d’arrêt soit complété, dans un avenir qu’on espère proche, par d’autres charges.
C’est aussi une étape importante vers l’établissement de la responsabilité de Vladimir Poutine lui-même. On l’a beaucoup dit depuis le déclenchement de cette guerre : lorsqu’on parle de crimes de guerre, la difficulté est de partir de ce qui est commis sur le terrain, puis démontrer juridiquement les plus hauts niveaux de responsabilité. Ce mandat d’arrêt signifie qu’il y a bien des crimes de guerre, et que Vladimir Poutine peut en porter la responsabilité pénale.
Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, considère l’idée même d’une arrestation de Vladimir Poutine comme une idée « scandaleuse et inacceptable ». Il a ajouté : « la Russie, comme un certain nombre d’États, ne reconnaît pas la compétence de ce tribunal. Par conséquent, du point de vue de la loi, les décisions de ce tribunal sont nulles et non avenues »
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a de son côté célébré une décision « historique »
Pour le président américain Joe Biden, ce mandat d’arrêt est « justifié » et envoie « un signal très fort », même si la CPI n’est pas reconnue non plus par Washington.
La ministre française des Affaires étrangères Catherine Colonna a salué une décision « extrêmement importante », tout comme l’Union Européenne.
TV5MONDE : D’autres décisions juridiques internationales pourraient-elles peser davantage dans la balance, après ce mandat d’arrêt ?
Clémence Bectarte : Contre Vladimir Poutine lui-même, non, puisque la CPI est la seule juridiction internationale à pouvoir le poursuivre. Le développement qu’on pourrait anticiper pour l’instant concerne l’ajout d’autres charges, à propos d’autres types de crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité. De nouveaux mandats d’arrêt pourraient être réémis, qui viendraient s’ajouter aux charges déjà retenues.
En dehors de cette question, une quinzaine d’États ont ouvert des enquêtes. Les juridictions ukrainiennes continuent aussi bien sûr à enquêter. Aucune d’entre elles ne pourraient envisager de poursuivre Vladimir Poutine. Mais cela contribue à un effort global contre l’impunité, et en faveur de la justice.
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TV5MONDE : S’il n’est pas immédiatement effectif, ce mandat d’arrêt pourrait-il jouer à long terme, à la fin de la guerre par exemple ?
Clémence Bectarte : Oui, il n’a pas bien sûr de date d’expiration, il est valable au long cours. Les preuves qui ont été accumulées le resteront, conservées à La Haye. La justice a tout le temps de rattraper Vladimir Poutine. Il y a une réflexion qu’on peut mener à très court terme, mais aussi une autre à moyen et à long terme, avec toutes les incertitudes que comporte l’issue de cette guerre, mais aussi l’issue du régime de Vladimir Poutine. C’est aussi dans cette perspective-là qu’il faut envisager le mandat d’arrêt.
Il a une forte valeur symbolique. Mais ça va au-delà de cela. Même si ça n’a pas d’application immédiate, c’est porteur d’une application potentielle importante. Un mandat d’arrêt, ça veut dire que les conditions sont réunies pour organiser le procès de Vladimir Poutine – bien évidemment, quand il sera possible de l’appréhender. Ce n’est pas seulement le déclenchement d’une enquête, mais une validation des mandats par une chambre de juges de la CPI, après que le bureau du procureur a eu à soumettre des éléments de preuves.
TV5MONDE : Ces mandats peuvent-ils influer sur les actions militaires ou politiques russes ?
Clémence Bectarte : Il faut noter qu’ils auraient pu rester sous scellés. La CPI peut garder des mandats d’arrêt confidentiels, et elle la fait à de multiples reprises par le passé. C’est la Chambre préliminaire qui a décidé de les rendre publics, en espérant que cela pourrait peut-être avoir un effet dissuasif, ou préventif sur les crimes à venir, en particulier des crimes de déportation illégale et transferts forcés d’enfants. Reste à savoir si ce sera le cas ou pas.
Les premières déclarations de Vladimir Poutine ou du Kremlin nous laissent penser l’inverse. Ils ont vraiment balayé du revers de la main cette annonce, et l’émission de ces mandats d’arrêt. On peut donc penser qu’à court terme, ça n’aura pas cet effet-là.