Corruption: Douaniers et intermédiaires, même odeur et même goût pour le profit
La Douane du Mali et ses sous directions sont les principaux lieux d’institutionnalisation de la corruption au Mali, où presque tous les services publics sont, de fait, privatisés.La Douane malienne est un véritable condensé institutionnel des différents secteurs de la vie nationale considérés comme les secteurs à forte propension de corruption. Les tentatives de lutte contre la corruption n’y ont jamais rien changé. Au contraire, elles ont eu pour effet d’amplifier le phénomène, dans la mesure où toutes les structures de lutte établies au niveau de cette structure étatique ont fini par devenir de simples maillons de la chaîne de corruption.En panne d’alternative, l’État est presque condamné à avaliser la situation en laissant la Douane fonctionner comme un espace d’autorégulation autonome, un « État d’illégalité dans l’État légal » ayant sa propre production de normes parallèles et de substitution aux normes officielles – ce que nous appellerons une « société de douane ». Sans aller jusqu’à parler d’une véritable « privatisation de l’État », on peut néanmoins parler ici d’une privatisation interstitielle de certains services étatiques, notamment la douane, qui consiste en l’implication, par les agents des douanes, d’une série d’acteurs saprophytes et d’agents supplétifs « informels » avec lesquels ils entretiennent des relations d’alliance segmentaire tendant à une certaine institutionnalisation et pérennisation de la corruption. Ce sont les mécanismes de cette corruption à la fois institutionnelle et structurelle, tarifée, spatialisée, codifiée et temporalisée, qui nous intéressent ici.
Étant au cœur du dispositif étatique, la douane est aussi le lieu où il est possible de suivre toutes les formes de corruption, de la grande à la petite en passant par les différentes étapes intermédiaires, ainsi qu’une bonne partie des différentes filières qui traversent l’État et la société du fait de l’implication d’un grand nombre d’acteurs du sommet à la base. Il s’agira donc de présenter ces différents acteurs de la corruption au quotidien en relation avec la Douane malienne, de décrire et d’analyser leurs pratiques et les réseaux qui les soutiennent, d’appréhender leurs modes opératoires, les facteurs et facilitateurs sociologiques de leur existence, et de comprendre les logiques qui les sous-tendent. Une des hypothèses est qu’il existe une véritable « société de douane », que l’on pourrait définir comme un sous-système social qui légitime la corruption et impose le conformisme à ses différents acteurs.
Faits et chiffres de la corruption en douane
Les corps à pouvoir de transaction comme la douane sont des sources de régimes de privilèges à travers lesquels s’insèrent très facilement les pratiques de corruption. Certes, il existe des règles de transaction en matière douanière, mais elles ne sont pas contraignantes, car c’est à l’agent de douane qu’il incombe de juger de l’opportunité de leur application. Toute la stratégie du corrompu ou du corrupteur consiste à mener la partie en face à accepter l’idée de transiger. Au Mali, ce pouvoir de transaction s’exerce dans un contexte marqué par la généralisation de la fraude et de la dissimulation chez les acteurs avec lesquels les agents de douane sont le plus en contact : commerçants, importateurs, exportateurs, transitaires et autres contrebandiers professionnels. Fraude et dissimulation (fausses déclarations souvent par minoration de valeur) sont des pratiques considérées comme positives dans l’éthique populaire du commerçant ou de l’entrepreneur. La nature des activités et l’éthique des acteurs, ajoutées au type particulier de pouvoir dont disposent les agents chargés de la régulation du sous-secteur, offrent des occasions permanentes et structurelles de corruption. Par conséquent, la demande de transaction est nécessairement supérieure à l’offre réelle. Une pression s’exerce plus ou moins constamment sur l’agent de douane pour qu’il transige, lorsque l’usager ne peut pas le contourner. Les douaniers se retrouvent ainsi en position de force pour négocier. Cette demande de transaction peut aller jusqu’au ministre des Finances, autorité en charge des douanes.
La fixation annuelle de la part à apporter par la Douane malienne dans le budget annuel de l’État, dans un contexte de non-maîtrise des flux commerciaux, est un facteur déclencheur de corruption, car chaque bureau de douane se voit attribuer un quota et, de ce fait, développe une stratégie dite d’« attrait des usagers » vers la douane. Ce marketing douanier permet une certaine « souplesse » à l’égard de la clientèle, ce qui s’avère très souvent une source d’échanges corruptifs.Pour que vous puissiez couvrir votre quota, il faut rendre votre unité attirante pour les usagers, c’est-à-dire faire en sorte que votre unité soit facile d’accès et de traversée aux usagers. Là, l’État gagne, vous aussi vous êtes dédommagés parce que vous allez gagner un peu. Quand l’usager est content de la manière dont les formalités douanières sont remplies, il vous fait des cadeaux ».
L’ampleur de cette corruption semble cependant découler directement de la structure même de l’État, qui tire l’essentiel de ses moyens propres de la fiscalité douanière, qui dépend elle aussi à son tour principalement du trafic douanier. En effet, le budget de l’État malien est un budget essentiellement fiscal (à près de 75 %) dont 45 % environ des recettes proviennent des recettes douanières. Celles-ci ont connu une augmentation constante tous les ans ; la douane du bureau de pétrole fournissant à elle seule plus de 80% de ces recettes. L’intensité des activités constitue le principal baromètre de l’économie du Mali, et révèle également la vocation de l’État malien, tirant une bonne partie de ses ressources du commerce de transit des marchandises. Les recettes douanières issues des principaux produits du commerce de l’import-export (riz, tissus imprimés, blé, sucre, cigarettes, etc.) représentent en moyenne 40 % des recettes douanières annuelles.La densité du trafic, se traduisant par des engorgements périodiques, le grand nombre d’acteurs, la faiblesse des effectifs de la douane, la lenteur procédurière en dépit de l’informatisation des services douaniers, le besoin de services accélérés de la part des usagers, tout concourt à faire de la Douane un espace où la corruption tend à s’ériger en norme pratique de conduite sociale et économique. Selon une étude interne réalisée par l’Inspection générale des finances, le montant de la corruption directe des agents et des cadres des douanes, et de la fraude qui en découle, s’élèverait à 50 ou 60 milliards de francs CFA par an (soit un cinquième du budget de fonctionnement de l’État), dont l’essentiel se fait à la douane du Bureau des produits pétroliers. On estime en moyenne à près de 800 000 francs CFA, les recettes parallèles quotidiennes d’un simple agent des douanes au port de Cotonou , soit quarante fois le salaire minimum mensuel au Mali et deux fois et demie le salaire d’un professeur titulaire d’université. En février dernier, la disparition d’un chèque de cinq milliards FCFA a éclaboussée la Douane malienne.
On comprend alors pourquoi la Douane est perçue aussi bien par le gouvernement que par le commun des maliens comme le corps de l’État le plus corrompu. C’est indéniablement la représentation trans-partisane, transculturelle, transrégionale et trans-sociale la plus partagée au Mali. Le ministre en charge de la Douane lui-même affirme que « c’est sans doute au niveau du cordon douanier que la corruption et la fraude sont le plus unanimement décriées. Certainement parce que les montants en jeu sont d’une importance considérable, et que c’est un passage obligé pour les transactions commerciales internationales, un certain nombre de douaniers semblent jouir d’une forte impunité.
Une enquête récente portant sur la chaîne de transport malienne montre que la douane est désignée par 70 % des personnes interrogées comme le corps où le niveau de corruption est le plus élevé. Les responsables de la Douane eux-mêmes reconnaissent l’ampleur du phénomène. Du reste, la recette du Bureau des produits pétroliers et celle des postes de douane au niveau des frontières, viennent en tête de la classification des différents services douaniers en « postes juteux » et « non juteux » en fonction des opportunités de corruption. C’est ainsi que certains agents subalternes des douanes déploient de nombreuses stratégies pour avoir accès à ces postes à forte rente de corruption.
Nous y reviendrons !
Arouna Traoré
Source: Le Nouveau Réveil