Libérations de djihadistes par les Kurdes, la faute à la «démission des grandes puissances internationales»?
Faute de moyens, les autorités kurdes ne peuvent plus garder captifs les djihadistes syriens de Daech. Au micro de Sputnik, Olivier Piot, spécialiste de la question kurde, analyse les raisons qui ont poussé les dirigeants kurdes à prendre la décision de les relaxer. Et les capitales internationales ne sont pas exemptes de tout reproche.
Les djihadistes syriens de Daech*, bientôt libres? Les autorités kurdes se disent incapables de porter le fardeau qu’ils représentent, enfermés dans leurs prisons au Nord-est syrien. Du moins, pas avec les moyens à leur disposition.
Pour Olivier Piot, journaliste spécialiste de la question kurde et du Moyen-Orient, auteur de Kurdes, les damnés de la guerre (Éd. Les Petits matins, 2020), la coupe des autorités kurdes est pleine:
«Les Kurdes ont d’autres chats à fouetter que de s’occuper des prisonniers de Daech*. C’est une responsabilité qu’ils assument, mais leur préoccupation première est leur survie et celle du Rojava.»
Entre mutineries récurrentes et conditions de vie épouvantables, les Forces démocratiques syriennes, essentiellement dirigées par des Kurdes, ont donc annoncé ce 12 octobre qu’elles allaient libérer certains combattants djihadistes de «second rang», parmi «les moins dangereux.» Et ce, une semaine après l’annonce de la libération de près de 25.000 membres des familles de djihadistes syriens résidant dans le camp d’al-Hol.
Des bombes à retardement?
«Les chefs de Daech*, coupables de violentes attaques et d’attentats à la bombe, ne seront pas relâchés. Il s’agit de remettre en liberté les membres de Daech* de second ordre. Ceux dont le comportement a été exemplaire en prison et qui ne représentent plus aucun danger pour la société. Ceux-là seront libérés», a précisé Thomas McClure, militant étranger auprès des Kurdes de Syrie au Centre d’information du Rojava.
Difficile tout de même d’être 100% sûr qu’ils ne représentent pas une menace. L’argument des autorités kurdes est que les djihadistes et leurs familles ont été embrigadés de force, contrairement aux combattants étrangers. Mais cette logique a ses limites.
Il est temps d’admettre que les camps du Nord-Est de la #Syrie sont devenus des zones d’attente pour certains proches de #djihadistes qui y ont trouvé refuge sous de fausses identités et s’y dissimulent avant de fuir. Selon nos sources Hayat #Boumeddiene n’est pas un cas isolé.
— Jean-Charles Brisard (@JcBrisard) May 15, 2020
Mais où ces combattants et leurs familles iront-ils? D’après les autorités kurdes, ils vont être placés sous contrôle de certains clans arabes en Syrie: une sorte d’assignation à résidence légère, sans contrôle permanent. Une solution qui semble loin d’être parfaite.
«En laissant une telle poudrière au Levant, on s’expose à la reconstitution par les éléments les plus radicalisés, même de second rang, de cellules clandestines de Daech*», prévient Olivier Piot.
Un danger pour la région et au-delà, car les terroristes libérés pourraient venir épauler les nombreuses cellules clandestines de Daech* encore omniprésentes au Levant.
Des puissances internationales pointées du doigt
Mais selon le journaliste spécialiste de la question kurde, la responsabilité revient en bonne part aux puissances internationales d’où proviennent les djihadistes étrangers –idéologiquement plus radicalisés– présents dans les prisons kurdes. Ces derniers sont nombreux et l’obligation de les surveiller à tout prix sans savoir quoi en faire contraint les autorités kurdes à libérer d’autres terroristes prétendument «moins dangereux», car locaux.
«Il y a une double démission des grandes puissances internationales, militaire et politique vis-à-vis des Kurdes au nord de la Syrie, et maintenant humanitaire et judiciaire en se débarrassant des éléments dont ils ne veulent pas», estime Olivier Piot.
Pour lui, il aurait fallu que ces près de 40 pays d’où proviennent ces djihadistes se donnent les moyens d’aider les Kurdes, ou alors se donnent les moyens de les juger.
Faute de quoi, «on sous-traite la gestion des prisonniers djihadistes, de la même façon qu’on a sous-traité à Recep Tayyip Erdogan la gestion des réfugiés. Il y a un manque évident de cohérence et de responsabilité des dirigeants français en premier chef, mais aussi Européens et internationaux», incrimine l’auteur de «Le peuple kurde, clé de voûte du Moyen-Orient» (Éd. Les Petits matins, 2017).
Sur cette question, Olivier Piot distingue la stratégie particulièrement incohérente de la France qui, malgré une politique d’aide financière sporadique, a navigué à vue sans réellement prendre les choses en main:
«La France a changé deux fois de point de vue en deux ans. En janvier 2018, Paris disait que les ressortissants français djihadistes en Syrie seraient jugés en Syrie par les forces kurdes si ces dernières se dotaient d’une légitimité judiciaire correcte. Ensuite, ils ont dit que ceux-ci allaient être transférés puis jugés en Irak.»
Tout ça pour éviter à tout prix de faire face à ses responsabilités? Le résultat est que des centaines de djihadistes –voire plus–, certes «locaux», vont se retrouver dans la nature et pourraient continuer de déstabiliser la région et au-delà.
*Organisation terroriste interdite en Russie
Sputnik